Sale Histoire (1)
Derniers attablés, paressant devant nos tasses de café à moitié vidées, tandis que le patron et les serveuses trompaient leur attente en dressant une nappe au fond de la salle, avec les plats du dîner qu’ils entameraient aussitôt que les clients – nous – auraient franchi le seuil : la soirée aurait pu tout aussi bien en rester là - sur un trou de conversation, je me serais levé à temps, approché du comptoir, aurais réglé sourire aux lèvres l’addition pour trois - comme je devais dans la réalité le faire vingt minutes plus tard, mais, l’esprit ailleurs, troublé. Ç’aurait été l’épilogue attendu d’un bon restaurant en famille pour la fin de mes vacances : tranquillement, sous les mercis-bonsoirs à l’unisson et les tintements de clochette, haussant le col des manteaux, nous serions partis à la recherche de la voiture, guillerets, tâtonnants, gourds de satiété digérante et raidis par la glaciale brume nocturne. Et comme nos silhouettes s’effaçant dans la nuit, j’aurais depuis oublié tous nos propos.
Or plusieurs jours bien remplis sont passés depuis, et de ma cervelle passoire de grand vaporeux, je peux pourtant encore retracer fidèlement chacun des sauts de puces de cette fin de conversation - dire que c’est parti d’une histoire de poulailler… Car voilà, un sujet en appelant un autre, on se laisse emporter et on gaffe : Paulo trébuche sur l’affaire qu’il avait peut-être par ménagement sciemment évité d’aborder, puis n’y résiste pas, se lance : ah mais, tu ne sais pas ? Fameux coup de fouet ; nous sommes soudain tout à notre affaire : Marylou et lui, volubiles, dans leur récit se complétant les phrases l’un l’autre; moi, buste redressé, écoutant de toutes mes oreilles, de plus en plus effaré. Ce qu’ils racontent est sordide, ahurissant, impossible.
Alors je sens que c’est ici qu’est la grande scène à faire, les personnages à planter dans la campagne, comme en décor pour tragédie classique. Mais c’est qu’est passée l’heure de me glisser dans les êtres, c’est-à-dire ce sursaut d’humanité qui seul importe. Il faut avoir l’âme vaine pour se complaire alanguissement et dans les grandes longueurs à tous les lamentables détails d’une sale histoire, qui n’est pas où je veux en venir.
J’abrège.
D’abord, Aurélie. Ce n’est pas n’importe qui. Trente ans, je la connais depuis quinze, et quelque part dans un débarras chez ses parents, prenant la poussière entre ses vieux carnets scolaires et copies de bac blanc, il doit s’y trouver encore quelques lettres à l’encre violette de ma plus belle main. Pas une ancienne amourette - j’avais cinq ans de plus : plutôt un flirt improbable, en mes temps d’ado prolongé, tout en postures auxquelles je n’aime pas repenser : moi l’effarouché le nigaud, faisant l’averti et l’esthète canaille - avec entre-aperçu intrigant de quelques ténèbres romantisantes judicieusement disposées. Cabotinage.
Puis, à dix-neuf ans, s’intéressant soudain pour de sérieux aux garçons : un an avec une sorte de rugbyman muet, puis le bon, Colin, petit vendeur râblé au sourire d’angelot, qui un samedi qu’elle faisait les courses, à la tchatche lui refourgua à la fois un lave-vaisselle neuf et sa propre petite personne. L’installation en appartement à deux "en ville", puis très vite, le mariage dans la foulée. Idylle. La naissance d’une fille, puis une deuxième. Et c’est Aurélie : Mère Courage, trimbalant sa marmaille d’un saut en voiture à l’autre, abattant en semaine son travail de gros bras entourée que d’hommes, et gardant encore une fraîcheur de visage et de caractère - après les corvées à l’Assoce, tirant sur sa cigarette récompense et glissant enjouée quelques nouvelles, avant de repartir à la poursuite de son programme. Nous deux on en reste aux bonjours - au revoir, n’ayant plus grand chose à se dire - je peine à me remémorer la gamine qui écoutait, avec parfois des étoiles dans les yeux, les historiettes absurdes que je racontais à table aux veillées, me tapant le genou du revers de la main, lorsque je tardais trop à enchaîner la suite. Me considère-t-elle parfois ? Je fais partie du décor.