Voyez ce vanneau aller, la coquille sur la tête!

Chevaliers (2)

Il y aurait encore bien des choses en somme. Débarrassons.

A l’épouvante absolue du dehors répond un spectacle aussi désespérant à l’intérieur. Jamais le vaisseau-arche ne semble le havre protecteur et nourricier - qu’il est pourtant. On n’y rêve pas de s’y blottir en soupirant d’aise à se sentir protégé dans ses entrailles chaudes; on ne s’y endort pas serein en souriant dans son édredon au labeur du jour accompli, on n’y exulte pas comme ça sans raison en gonflant d’air printanier ses poumons. Et lorsque au milieu des péripéties, un Gardien embarqué dans une navette pour sa énième mission, soudain ne peut s’empêcher, le nez les mains collés à la vitre, de fixer d’un regard éperdu le vaisseau-mère dont il s’éloigne, et nous voilà stupéfaits. On peut donc être attaché à ça ?

Le vaisseau est d’abord un univers, entendez par là un monde clos. L’introduction l’annonçait, il est possible d’y naître, vivre et mourir sous le ciel artificiel du grand dôme, sans voir jamais l’extérieur - les étoiles ! sans connaître les périls écartés, les enjeux, les paris hasardeux des hauts stratèges - le mystérieux Conseil des Immortels. La plèbe depuis des générations s’en accommode fort bien. Leur revient des échos, les communiqués officiels, des proclamations, des rediffusions télévisées, ce qu’on veut bien leur dire - ne pas désespérer Sidonia. Quand les dégâts atteignent le vaisseau même, eux aussi la mort les cueille, mais comme estompée, désincarnée, survenue sans prévenir et sans cause tel un tsunami. C’est la nef des idiots consentis; une masse de péons s’entassant malgré les incommodités dans les mêmes quartiers, des ziggourats de conapts empilés en quinconce, se serrant assez pour le soir traîner las, en marcel, assis sur les escaliers communs et pouvoir se héler de voisin en voisin. Ils ne seront jamais de rien, ils sortent du Récit. De leurs clapiers s’extraient avec efforts quelques jeunes gens doués, alors repérés, sélectionnés, rassemblés : ils deviendront pilotes. Dérisoire motivation première de rendre fier d’eux leurs parents - bien vite, nouveaux janissaires, ils n’ont plus de famille, ils ne s’appartiennent plus. Très vite aussi ils finiront broyés. Restera d’eux une photo jaunie dans un cadre, perpétuant le mythe dans les districts résidentiels - ma grande sœur était Gardien - tuée en mission - fière d’elle - un jour je serai pilote - lui faire honneur.

Mais sorti de ces quelques blocs où la piétaille, par réflexe grégaire, se groupe craintivement, quel silence ! Plateformes démesurées traversées de rares marcheurs, niveaux abandonnés où errer des jours sans rencontrer quiconque, escaliers assez larges pour évacuer les foules - et arpentés seul. Le vaisseau est noisette creuse, un Hollandais Volant bien récuré qui ne trahirait plus que par ces déserts le souvenir de terribles dévastations du passé, qui chacune a prélevé sa livre de chair. Le peuple de Sidonia se remet à peine de la dernière - cent ans auparavant, l’intrusion d’un Gauna; comme genette en poulailler : en quelques minutes de carnage, il n’est resté que le centième des habitants. Un siècle d’accalmie - trop court pour se remplumer, récupérer de la saignée fatale - mais déjà le vaisseau traverse une nouvelle zone de périls; revient le temps des combats.

C’est assez dire que l’arche ne saurait pourvoir au superflu. Sans s’attarder aux rouages, ça et là pointent les indices d’une implacable planification. Économie de guerre : chacun se voit affecter un emploi. Tout rebut est récupéré, fondu et reconstruit, même les carcasses des robots pulvérisés au combat. On devine en coulisses les exploits de chimistes et physiciens, à concevoir des ersatz d’alliages rares. Les planètes rocheuses rencontrées sont découpées au laser pour en extraire les minerais à la va-vite et les embarquer sans que le vaisseau-mère ne ralentisse sa course. Les morts, après une cérémonie décente, sont conduits pour compost au Réacteur bio-organique - le bruit court qu’il est fait de même des improductifs; témoin la panique d’un accidenté qui fébrilement assure ses soignants qu’il sera capable de remarcher.
On comprend après coup l’atmosphère singulière du vaisseau, à force de rencontrer ces esplanades immenses, de s’enfoncer en ces solitudes enterrées aux silencieuses galeries, hors le ronronnement estompé des compresseurs : un monde évidé plutôt que hanté. Sidonia ne peut se permettre de vestiges inutilisés ni de ruines où rêver à ce qui a pu être. Bien sûr il y a la rouille, l’usure des revêtements, les éraflures des casques et combinaisons, et, par endroit, les gigantesques marques sur les parois des agrippements tentaculaires du Monstre ; traces anodines de la succession des générations et des drames vécus là… Le Passé ne se ressent pas - il est ici juste une ressource comme une autre, et comme tel, rationalisé, archivé, confiné sur bande magnétique. Des siècles engloutis en quelques téraoctets : pas de morts plus morts que ceux qui nous ont précédé.