Chevaliers
Imaginez la panique de qui se réveillerait, amnésique, dans le noir complet d’une caverne - sans y voir, sans comprendre. Les tâtonnements n’indiqueraient que le sol, les cris vains ne renverraient qu’un écho méconnaissable, et sans paroi à suivre, aucune direction indiquée pour tenter de fuir, balbutiant de peur, cette geôle de nuit. Et pourtant, ce n’est encore rien.
Dans les ténèbres muets, Sidonia trace sa route. Plusieurs siècles déjà que le vaisseau spatial entraîne dans sa fuite les derniers humains après un cataclysme.
Plus tard dans le récit, nous en verrons la genèse. Une créature de cauchemar tombant des cieux, un rhizome gélatineux gigantesque, reproduisant comme par dérision et imparfaitement les traits d’un corps démesuré tout bourgeonnant de radicelles : le Gauna comme un Géant décomposé qui aurait plongé du Pays en haut du Haricot Magique. D’un coup magistral, la Terre est tranchée comme une pomme. Les populations rescapées jettent leurs ultimes ressources à la construction de vaisseaux-arches qui partent dans toutes les directions, pour sauver ce qui peut encore l’être, et trouver une nouvelle planète où survivre et se remettre à espérer.
C’est la Débâcle. L’Humanité est tombée de son trône, redevenant, de prédateur ultime, simple proie. Chacun sait dorénavant qu’une grande partie du Cosmos lui est interdite; tout arrêt finit par attirer la venue fatidique des monstres invulnérables; il faut avancer, avancer, se glisser entre les tentacules des colosses, à la recherche d’une tombe déshonorante; une planète qui soit assez éloignée de leur terrain de chasse, pour s’y faire oublier - peut-être ne la trouvera-t-on jamais, peut-être ne fuira-t-on jamais assez loin.
Le récit débute par une suite de découvertes, des mondes imbriqués se dévoilant tels des poupées russes, avant d’aboutir au choc final.
On assiste à un combat spatial - un jeune garçon pilote hardiment un robot géant humanoïde dans l’espace, se ruant à l’assaut d’un monstre tentaculaire une lance anachronique en main. La radio crachote des pleurs et des hurlements : la bête s’apprête à dévorer des Colons : cosmonautes patauds, barbotant dans le vide démunis comme l’on est dans les cauchemars, sans arriver à se déplacer le moins du monde face à l’immense poulpe protéiforme s’approchant d’eux avec l’inexorable lenteur du bourreau. De toute sa vitesse, la lance du robot transperce la créature qui se désintègre, et soudain un score apparaît - félicitations, nouveau record établi. L’habitacle bascule; le garçon s’extrait de la capsule, en soupirant : il s’agissait d’un simple simulateur de vol.
A la suite de l’adolescent, on arpente un deuxième monde. Interminables et souterraines galeries techniques, encombrées de tuyaux, de gaines et de machineries blindées, labyrinthes de couloirs déserts tous semblables, où l’on peut errer toujours sans se retrouver jamais, niveaux empilés en strates sans fin, trappes et échelles au mur, qui donnent l’espoir de monter au jour, qu’on gravit en vain sans pouvoir arriver à rien qu’au désespoir.
Chassé par la nécessité - la mort du seul être qu’il connaissait, son grand-père qui était leur pourvoyeur de provisions -, le garçon s’aventure au-delà de son domaine familier chercher sa subsistance. Au bout du périple, des silos à grains, des silhouettes - vivantes ! humaines ! Et là, panique, accident, capture.
L’enfant sauvage est réhabilité; avec lui, nous nous ébahissons devant un troisième monde, si vaste - le dessus des souterrains, une coupole immense toute en hauteur, de cubicules d’habitations intercalés, sur des façades à pic comme une cité Inca, sous le ciel uniforme de grandes verrières. Ô, cette ville, tous ces gens ! Ô, cette vue plongeante depuis l’ascenseur montant, montant, sans fin, qui, traversant le ciel artificiel, l’emmène vers son nouveau "tuteur".
Il est introduit dans la pièce où l’attend son parent. Au même moment, des panneaux commutent, les hublots géants latéraux se dévoilent, la vue panoramique s’ouvre : noir, noir partout et les étoiles. Le jeune héros tombe à genoux. Et de quatre. La voilà, la Réalité; voilà où je voulais arriver.
Notre Monde n’est que ce lingot oblong, tout de métal, enserrant en son milieu un astéroïde aux aspérités de noyau de pêche, comme figé dans la fonte. Vaisseau intergalactique, à la dérisoire petitesse face aux distances incommensurables qu’il faudrait parcourir. Javelot lancé dans un jet inéluctable, dévorant une route sans sillage, dans le silence perpétuel et le vide à jamais : l’Espace - cette gangue de néant et de désespérance.
L’Espace; tout est dit. Et nous microbes pitoyables, qui feignons de respirer, de manger, de dormir, de regarder à nos pieds - quand tout autour est suspendu à cette course en haute mer, cette solitude sans recours, cette fuite dans l’éternelle nuit. Glacial et inhumain, toute matière s’y dérobe à des infinis où palpitent encore des étoiles moribondes.
Comment plongé dans le bain noir, comment englouti dans la non-substance qui pour toujours et tout à la fois nous ignore, nous annihile et nous nie ; comment, abandonnés des Dieux ; comment dans l’abomination des incommensurables dimensions et impossibles distances, étirées au-delà de nos vagues espoirs d’éphémères déjà chancelants ; comment louvoyant dans l’intérieur d’un repli mort d’une galaxie déchiquetée ; comment dans le Roulement cosmique et inéluctable ; comment, comment - comment ne pas perdre la raison sur le champ, ne pas s’effondrer et là, se lacérer la face, s’arracher cheveux et peau pour, gueule levée, bramer un long râle qui n’aurait déjà plus rien d’humain ? Malheur à qui sait voir ce qui est.