Voyez ce vanneau aller, la coquille sur la tête!

Le jargon

Dans cette succession de graves nouvelles, le jargon, loin de rebuter, procurait un sentiment paradoxalement réconfortant, tout au long d’explications où perçait, par le recours aux termes techniques, l’intention du spécialiste de ne pas sacrifier véracité et précision du discours à un souci de clarté qui aurait été moins abstraite mais aussi peut-être condescendante et sans doute moins nuancée. Il nous était fait la politesse de sembler tacitement nous reconnaître comme auditeurs profanes certes, mais intelligents : à même de saisir et l’essentiel et le détail, malgré notre complet éloignement de ce milieu. Sous la pluie douce de verbiages médicaux, mon attention dardée sur l’oracle, je croyais entrer au cœur de la logique du raisonnement thérapeutique, comprendre les tenants, les aboutissants, les pourquoi du diagnostic, des traitements, des contre-indications, tout le soubassement du déroulement des semaines et mois à venir. C’était limpide, logique, solide, rassurant; je suivais chaque virage, l’esprit comme affûté. Et pourtant, à peine l’entretien fini, seul, revenu à mes sombres ruminations et essayant mentalement de rassembler l’essentiel des paroles d’or, je m’apercevais en être incapable. Le petit bloc de certitude, au palper, partait tout en poussières comme vesse-de-loup.
Les mots compliqués, on ne se les répète pas mentalement. On les place dans la phrase à peine entendue, comme les inconnues d’une équation, dans la seconde même le trou est comblé par, oh, une notion floue un peu colorée de l’expérience des précédentes occurrences du même terme, la phrase "passe" ainsi, sans aspérité, sans butée, elle est digérée, on attaque la suivante. Ces multiples sauts ne troublent pas la cantilène; ils s’aggravent l’un l’autre, de suivant en suivant. Les béquilles se dérobent. Sans le sens, rien pour accrocher le son ; sans le souvenir du son, rien pour retenir le patch casé là faute de mieux. Et ce sont comme des mots qu’on croirait seulement avoir entendu : pas une syllabe rattrapée de la cascade. Nous vivons dans notre langue comme en langue étrangère.

Je sauve ces quelques notes.
Après la chimiothérapie, après la radiothérapie, l’opération chirurgicale. Les opérations, plutôt : a priori, au moins trois, espacées sur plusieurs mois. L’espacement de six semaines entre la fin de la radiothérapie et la chirurgie n’est pas dû à un engorgement de la clinique, mais s’explique du fait que les irradiations subies continuent à faire de l’effet sur le tissu.
Il s’agit d’une mastectomie. La nature non génétique de la tumeur avait laissé initialement la possibilité que l’opération soit moins radicale. Toutefois, ce qu’on croyait, à côté, être un "x", bénin, a quasi disparu sous la radiothérapie, ce qui a trahi son caractère cancéreux. Le chirurgien a prononcé le mot significatif, "bifocal"; elle n’a pas tilté d’abord la conséquence, mais le père, plus au fait, lui, si, immédiatement.
L’opération principale dure quatre à cinq heures. La peau est conservée; du tissu est prélevé dans le grand dorsal, pour reconstruire un semblant de sein. Il y a deux opérations, après, dont la dernière pour le mamelon. Les seins reconstruits peuvent être très réussis. En séquelle il y a aussi une cicatrice dans le dos, allant jusqu’à l’omoplate.