L'amour c'est de longues balades à poney
D’abord, il y a le gouffre, béant, vertigineux.
Ronya se penche sur le parapet, vers l’autre côté : l’autre partie du château foudroyé, séparée lorsque la montagne entière s’est fendue jusqu’à la base - la terrible catastrophe originelle, la nuit de sa naissance même. Le ventre appuyé au muret, cheveux au vent, elle contemple la ruine, ses murs aux larges pierres grossières jointes de mauvais mortier, la tourelle au toit percé, l’escalier ne menant plus qu’au précipice, les meurtrières à travers desquelles, le soir, papillonnent quelques lueurs de flambeau qui incitent à rêver : la moitié perdue, qu’elle ne connaît que dans les histoires. Peut-être n’y mettra-t-elle jamais les pieds.
En face, une silhouette de même taille, cheveux courts, se penche, aussi, et lui fait signe. L’autre enfant - un garçon, bien sûr ! l’enfant des intrus, le fils unique du chef de la bande rivale. Existences gémellaires, sangs nobles et ennemis de trop se ressembler : rengaine connue - Montaigu et Capulet, Guelfes et Gibelins, Jets et Sharks. Le garçon, par lui-même, au fond ne compte pas, ou bien il compte plus que tout, c’est indifférent. Dès lors, le choix est fait, cette question ne se pose plus, il suffira de suivre le lent apprentissage. Il ne s’agira plus que de se méfier, de s’intriguer, de se défier, de s’apprécier, de se disputer, de se réconcilier, de s’aimer enfin. Certainement d’autres enfants existent, peut-être, quelque part - sûrement ! Mais ailleurs, très loin, à mille lieues du château écartelé. Oublions-les; jamais nul ne les mentionne. L’amour est réservé aux Élus.
Certains soirs, à la nuit tombée, dans un fracas de bottes et de grands rires, les voilà, ils arrivent dans la grand-salle, portant butin et blessés - la mauvaise troupe, ce ramassis de cavaliers grotesques, de vauriens édentés. Portant haut leur chapeau à plume, le pied droit arqué en avant, ils soignent leur entrée, rajustant d’une main la chemise bouffante, l’autre crânement enfoncée dans leurs chausses. Sous la lumière avantageuse de l’âtre, on attendrait d’eux que sans tarder ils poitrinent pour lancer le grand air : mais assez de plastronner, foin de bouffonneries, ils s’affalent sur les bancs, les surins plantés droit dans la table, et réclament à grands cris chopines de bière et pains de froment. R les a toujours connus; déjà petite, sans trembler elle allait leur tirer les moustaches, tandis qu’ils roulaient pour elle des grands yeux ogresques. Elle est comme la filleule choyée de trop de fripouilles, dont elle sait par cœur les rodomontades et petites lâchetés, la crasse sous les doigts, des furoncles au cou, vidant dans les criailleries leurs querelles au clair des torches de résine. Brigands d’opérette, mais d’une opérette dont on meurt très bien. Que ce soit roué en place publique, pendu, garrotté, jeté dans un cul-de-basse-fosse, ou pire, drame sans parole, simplement de faim dans une de ces fuites désespérées dont toujours la menace rôde.
Dans le brouhaha de chansons paillardes et de concours de rôts, de l’un à l’autre Ronya papillonne - elle attend la bonne oreille et le moment propice aux confidences, pour, une main sur l’épaule, tenter ses petites questions. Cette tablée de gredins braillards fait un drôle d’aréopage. Mais enfin, ils ont fait leur compte; car quel calme souverain les tient - c’est posément qu’ils hument l’air au petit matin, pour enfourcher leur monture sans un regard derrière. Ils doivent savoir. Que savent-ils ? Où l’ont-ils su ? Est-il possible qu’il ne leur est rien d’autre au monde que leur poursuite fantasque des ducats, florins, écus, couronnes; que l’espoir d’un peu d’or soit leur seule Fleur de Mai ? Et moi là-dedans. Y a-t-il un demain pour moi, dehors, qui attend.
Mais ces forts-en-gueule juste bâfrent et goguenardent; et s’ils racontent, c’est brodant autour de leurs exploits de lâches, à brandir tromblons, rapières et arbalètes sous le nez de voyageurs blancs de peur. Lorsque leurs voix avinées s’enrouent d’attendrissement sur eux-mêmes, l’heure est venue pour Ronya de repartir fureter dans la ruine dénicher un coin plus tranquille pour rêver à des peut-être, chantonnant le menton dans les mains. Faut-il bien du courage pour être ces enfants choyés mais abandonnés à eux-mêmes, à la solitude des couloirs froids, dans d’éternels dimanches. Un jour puis un jour puis un jour… Imperceptiblement mûrit la Promesse, au cœur du Léviathan de pierres, goutteux perclus, gémissant aux vents coulis.
Puis il y a le temps des catimini à deux, des sauts par la fenêtre, des bravades.
L’amour c’est de longues balades à poney, dans des forêts interdites. Planent haut d’ignobles créatures ailées, voletant en cercle au-dessus la cime des sapins, tout de griffes et de crocs habiles à déchiqueter les chairs tendres; glapissant des menaces, d’une mort effroyable et d’un péril pire encore : finir esclaves dans les Mines de Sel.
Mal dissimulés sous les ramures d’épicéa, il faut ravaler ses essoufflements, ne pas faire un bruit, maîtriser sans bouger, de toute la force de bras gourds, les bêtes affolées, tandis que les rênes de cuir creusent un sillon saignant dans la paume; mèche collée au front, une main crispée sur l’encolure, sentir des tréfonds de la masse formidable de muscles encore palpitants du galop, monter la chaleur moite animale. Des frissons par instants moirent les robes alezanes. On étouffe ses propres halètements, figés, sans oser se regarder.
Conte encore les hauts faits de la fille de brigand, conte-moi, de la vie, les secrets : un jour, je rachèterai ce livre de mon enfance que les pages avaient brûlée. Par fidélité, par reconnaissance. Je n’ai rien appris depuis.