Ombre des ombres
Si je songe à Elle, à elle dans sa splendeur d’autrefois, c’est d’abord à la lumière des réverbères que je me la représente - une apparition, comme sur scène, d’un claquement d’interrupteur depuis les coulisses : dressée inexpressive et roide sous l’éclairage qui la révèle. De loin en loin, répétés en enfilade, les faisceaux s’encagent en cônes lumineux, immobiles et cliniques, projetant des chapelets de confettis blancs sur le bitume des longues avenues. Pas une voiture, plus de métro, la nuit est déjà mûre; c’est l’heure où les noctambules ont aussi renoncé - volatilisés, les derniers rôdeurs, cet ivrogne qui allait précautionneusement, yeux baissés, recueilli, prêt à agripper le secret du monde sur le point d’apparaître à la crête d’un hoquet. C’est marée basse. Personne ne passera plus, les prémisses de l’aube sont encore loin, et quand bien même les trottoirs sont l’image de l’abandon, les lampadaires persistent, comme par un espoir absurde et fou, à illuminer la rue vide tel un théâtre déserté - « Où donc est le potier, l’acheteur et le marchand ? »
Bien avant que de la rencontrer, j’avais traversé parfois ces paysages nocturnes : certains soirs, chassé de ma chambre, fuyant le petit bureau où je ne m’étais pas assis, les livres que je n’avais pas ouverts. Tout plutôt que ressasser mon classement scolaire en perdition, les yeux désapprobateurs toujours plus résignés de mes parents à chaque bulletin décevant, la fadeur des interminables journées sans réconfort et sans ami, le bourbier d’apathie et d’abattement qui m’éloignait de tout. Je n’y pouvais tenir : songer, sinistre et seul, quand tout dort sur la terre ! Je partais, je marchais - sans fin je marchais - jusqu’au nouveau jour.
Marcher, il me fallait marcher, avancer encore et encore. Ces rues livrées à merci, les ai-je arpentées alors, inarrêtable, lancé comme un javelot dans son vol inéluctable, envoûté par le rythme hypnotique de mes pas, animé par le son montant et cadencé des tapements de semelle, et comme entraîné, une enjambée appelant une nouvelle enjambée, traversant inlassablement la monotonie des alternances de pénombre et de jour, tout le corps se portant en avant, pour venir, insensible, déchirer les bordures secrètes des faisceaux blanchis comme autant de toiles d’araignées.
Serais-je toujours dupe, de ces balades morbides et insensées. Je paye mes nuits trop cher ; les rencontres y sont dangereuses et laides. J’ai enjambé les nattes de dormeurs, les poubelles renversées, les longs colliers d’urine. Et pourquoi - au petit matin, trembloter sur un banc, rompu, désespéré.
Je traversais ainsi les quartiers assoupis, imperturbable, tricotant le même pas somnambule - sans être retenu par les hachures des jeux d’ombre et de lumière. Réflexe d’avare : sans trop y réfléchir il me semblait néanmoins attraper au vol une menue monnaie scintillante gaspillée aux quatre vents de nuits indifférentes ; tel un intrus resquilleur, je dérobais des yeux, au passage, comme les clichés d’une arène apprêtée pour le grandiose, où manqueraient encore amateurs et tragédiens. Confusément, je sentais l’obscure tension dramatique, l’attente folle des avenues délaissées; sans l’avouer, je désirais sans doute qu’au hasard de ma course, je déboule au moment préparé, au paroxysme de quelque geste fatidique, qui laverait le bout de trottoir éclairé, la rue, la ville, pour le tomber de rideau, salvateur et définitif. Désir inconscient, mais pervers, interdit - et ce devait être ma punition que de le voir exaucé, au delà de tout.