Si je songe à Elle, à elle dans sa splendeur d’autrefois, c’est d’abord à la lumière des réverbères que je me la représente - une apparition, comme sur scène, d’un claquement d’interrupteur depuis les coulisses : dressée inexpressive et roide sous l’éclairage qui la révèle. De loin en loin, répétés en enfilade, les faisceaux s’encagent en cônes lumineux, immobiles et cliniques, projetant des chapelets de confettis blancs sur le bitume des longues avenues. Pas une voiture, plus de métro, la nuit est déjà mûre; c’est l’heure où les noctambules ont aussi renoncé - volatilisés, les derniers rôdeurs, cet ivrogne qui allait précautionneusement, yeux baissés, recueilli, prêt à agripper le secret du monde sur le point d’apparaître à la crête d’un hoquet. C’est marée basse. Personne ne passera plus, les prémisses de l’aube sont encore loin, et quand bien même les trottoirs sont l’image de l’abandon, les lampadaires persistent, comme par un espoir absurde et fou, à illuminer la rue vide tel un théâtre déserté - « Où donc est le potier, l’acheteur et le marchand ? »
Bien avant que de la rencontrer, j’avais traversé parfois ces paysages nocturnes : certains soirs, chassé de ma chambre, fuyant le petit bureau où je ne m’étais pas assis, les livres que je n’avais pas ouverts. Tout plutôt que ressasser mon classement scolaire en perdition, les yeux désapprobateurs toujours plus résignés de mes parents à chaque bulletin décevant, la fadeur des interminables journées sans réconfort et sans ami, le bourbier d’apathie et d’abattement qui m’éloignait de tout. Je n’y pouvais tenir : songer, sinistre et seul, quand tout dort sur la terre ! Je partais, je marchais - sans fin je marchais - jusqu’au nouveau jour.
Marcher, il me fallait marcher, avancer encore et encore. Ces rues livrées à merci, les ai-je arpentées alors, inarrêtable, lancé comme un javelot dans son vol inéluctable, envoûté par le rythme hypnotique de mes pas, animé par le son montant et cadencé des tapements de semelle, et comme entraîné, une enjambée appelant une nouvelle enjambée, traversant inlassablement la monotonie des alternances de pénombre et de jour, tout le corps se portant en avant, pour venir, insensible, déchirer les bordures secrètes des faisceaux blanchis comme autant de toiles d’araignées.
Serais-je toujours dupe, de ces balades morbides et insensées. Je paye mes nuits trop cher ; les rencontres y sont dangereuses et laides. J’ai enjambé les nattes de dormeurs, les poubelles renversées, les longs colliers d’urine. Et pourquoi - au petit matin, trembloter sur un banc, rompu, désespéré.
Je traversais ainsi les quartiers assoupis, imperturbable, tricotant le même pas somnambule - sans être retenu par les hachures des jeux d’ombre et de lumière. Réflexe d’avare : sans trop y réfléchir il me semblait néanmoins attraper au vol une menue monnaie scintillante gaspillée aux quatre vents de nuits indifférentes ; tel un intrus resquilleur, je dérobais des yeux, au passage, comme les clichés d’une arène apprêtée pour le grandiose, où manqueraient encore amateurs et tragédiens. Confusément, je sentais l’obscure tension dramatique, l’attente folle des avenues délaissées; sans l’avouer, je désirais sans doute qu’au hasard de ma course, je déboule au moment préparé, au paroxysme de quelque geste fatidique, qui laverait le bout de trottoir éclairé, la rue, la ville, pour le tomber de rideau, salvateur et définitif. Désir inconscient, mais pervers, interdit - et ce devait être ma punition que de le voir exaucé, au delà de tout.
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Pas eu de plainte déposée. Mais maintenant ? Car maintenant, elles savent, Aurélie sait, nous savons.
L’horreur de la situation est un abîme se creusant à mesure que mon regard s’y enfonce. Que fait-on quand on a construit toute sa vie avec un monstre ?
Or plusieurs jours bien remplis sont passés depuis, et de ma cervelle passoire de grand vaporeux, je peux pourtant encore retracer fidèlement chacun des sauts de puces de cette fin de conversation - dire que c’est parti d’une histoire de poulailler… Car voilà, un sujet en appelant un autre, on se laisse emporter et on gaffe : Paulo trébuche sur l’affaire qu’il avait peut-être par ménagement sciemment évité d’aborder, puis n’y résiste pas, se lance : ah mais, tu ne sais pas ? Fameux coup de fouet ; nous sommes soudain tout à notre affaire : Marylou et lui, volubiles, dans leur récit se complétant les phrases l’un l’autre; moi, buste redressé, écoutant de toutes mes oreilles, de plus en plus effaré. Ce qu’ils racontent est sordide, ahurissant, impossible.
Alors je sens que c’est ici qu’est la grande scène à faire, les personnages à planter dans la campagne, comme en décor pour tragédie classique. Mais c’est qu’est passée l’heure de me glisser dans les êtres, c’est-à-dire ce sursaut d’humanité qui seul importe. Il faut avoir l’âme vaine pour se complaire alanguissement et dans les grandes longueurs à tous les lamentables détails d’une sale histoire, qui n’est pas où je veux en venir.
J’abrège.
D’abord, Aurélie. Ce n’est pas n’importe qui. Trente ans, je la connais depuis quinze, et quelque part dans un débarras chez ses parents, prenant la poussière entre ses vieux carnets scolaires et copies de bac blanc, il doit s’y trouver encore quelques lettres à l’encre violette de ma plus belle main. Pas une ancienne amourette - j’avais cinq ans de plus : plutôt un flirt improbable, en mes temps d’ado prolongé, tout en postures auxquelles je n’aime pas repenser : moi l’effarouché le nigaud, faisant l’averti et l’esthète canaille - avec entre-aperçu intrigant de quelques ténèbres romantisantes judicieusement disposées. Cabotinage.
Puis, à dix-neuf ans, s’intéressant soudain pour de sérieux aux garçons : un an avec une sorte de rugbyman muet, puis le bon, Colin, petit vendeur râblé au sourire d’angelot, qui un samedi qu’elle faisait les courses, à la tchatche lui refourgua à la fois un lave-vaisselle neuf et sa propre petite personne. L’installation en appartement à deux "en ville", puis très vite, le mariage dans la foulée. Idylle. La naissance d’une fille, puis une deuxième. Et c’est Aurélie : Mère Courage, trimbalant sa marmaille d’un saut en voiture à l’autre, abattant en semaine son travail de gros bras entourée que d’hommes, et gardant encore une fraîcheur de visage et de caractère - après les corvées à l’Assoce, tirant sur sa cigarette récompense et glissant enjouée quelques nouvelles, avant de repartir à la poursuite de son programme. Nous deux on en reste aux bonjours - au revoir, n’ayant plus grand chose à se dire - je peine à me remémorer la gamine qui écoutait, avec parfois des étoiles dans les yeux, les historiettes absurdes que je racontais à table aux veillées, me tapant le genou du revers de la main, lorsque je tardais trop à enchaîner la suite. Me considère-t-elle parfois ? Je fais partie du décor.
Deux suivantes l’encadraient. Elle s’est avancée, sans paraître le chercher, venant un peu de biais - elle s’est approchée, la dernière Reine de Corée, sans même bouger les pieds.
Elle avait la peau blanche, blanche, blanche et le seul fard qui sied. Sous l’ombrelle sans ombre, les mains glissées dans les manches d’un beau peignoir rouge qui en bas s’évasait, caressant sans bruit l’herbe et les graviers.
Elle devait être magicienne, elle devait savoir jusqu’au prénom des nuages qui là-haut cabriolaient. Elle regardait à hauteur d’homme, d’un regard calme, imperturbé, un regard calme de majesté. Qui la croisait, soudain tremblait à voir que dans ses yeux on y était.
Qui la croisait aurait voulu reculer, s’enterrer plutôt que devant elle apparaître, rustre, sale, grossier, barbare. Elle amenait sans y songer air et lumière à qui jamais d’attention n’y avait prêté. Elle était la délicate, l’éphémère, la Princesse d’Asie du dernier des contes de fées.
Un sort terrible l’attendait dans quelque temps de ça, que chacun devinait. C’était voile de notre tristesse qu’on apposait à son visage de nacre. C’était pitié et déchirement. Il ne fallait que se jeter. Je vous donne mon nom, ma fortune, ma famille, mes jours. Faites de moi vrille, crochet, un nouveau fil de corde tressée. Prenez. Jusqu’à la fin, je ne demanderai rien, pas même de vous revoir. Aux jours sombres, au moment de fermer les yeux, je saurais à mon cœur si j’ai eu le bonheur de servir à alléger votre peine.
Je sauve ces quelques notes.
Après la chimiothérapie, après la radiothérapie, l’opération chirurgicale. Les opérations, plutôt : a priori, au moins trois, espacées sur plusieurs mois. L’espacement de six semaines entre la fin de la radiothérapie et la chirurgie n’est pas dû à un engorgement de la clinique, mais s’explique du fait que les irradiations subies continuent à faire de l’effet sur le tissu.
Il s’agit d’une mastectomie. La nature non génétique de la tumeur avait laissé initialement la possibilité que l’opération soit moins radicale. Toutefois, ce qu’on croyait, à côté, être un "x", bénin, a quasi disparu sous la radiothérapie, ce qui a trahi son caractère cancéreux. Le chirurgien a prononcé le mot significatif, "bifocal"; elle n’a pas tilté d’abord la conséquence, mais le père, plus au fait, lui, si, immédiatement.
L’opération principale dure quatre à cinq heures. La peau est conservée; du tissu est prélevé dans le grand dorsal, pour reconstruire un semblant de sein. Il y a deux opérations, après, dont la dernière pour le mamelon. Les seins reconstruits peuvent être très réussis. En séquelle il y a aussi une cicatrice dans le dos, allant jusqu’à l’omoplate.
Il y aurait encore bien des choses en somme. Débarrassons.
A l’épouvante absolue du dehors répond un spectacle aussi désespérant à l’intérieur. Jamais le vaisseau-arche ne semble le havre protecteur et nourricier - qu’il est pourtant. On n’y rêve pas de s’y blottir en soupirant d’aise à se sentir protégé dans ses entrailles chaudes; on ne s’y endort pas serein en souriant dans son édredon au labeur du jour accompli, on n’y exulte pas comme ça sans raison en gonflant d’air printanier ses poumons. Et lorsque au milieu des péripéties, un Gardien embarqué dans une navette pour sa énième mission, soudain ne peut s’empêcher, le nez les mains collés à la vitre, de fixer d’un regard éperdu le vaisseau-mère dont il s’éloigne, et nous voilà stupéfaits. On peut donc être attaché à ça ?
Le vaisseau est d’abord un univers, entendez par là un monde clos. L’introduction l’annonçait, il est possible d’y naître, vivre et mourir sous le ciel artificiel du grand dôme, sans voir jamais l’extérieur - les étoiles ! sans connaître les périls écartés, les enjeux, les paris hasardeux des hauts stratèges - le mystérieux Conseil des Immortels. La plèbe depuis des générations s’en accommode fort bien. Leur revient des échos, les communiqués officiels, des proclamations, des rediffusions télévisées, ce qu’on veut bien leur dire - ne pas désespérer Sidonia. Quand les dégâts atteignent le vaisseau même, eux aussi la mort les cueille, mais comme estompée, désincarnée, survenue sans prévenir et sans cause tel un tsunami. C’est la nef des idiots consentis; une masse de péons s’entassant malgré les incommodités dans les mêmes quartiers, des ziggourats de conapts empilés en quinconce, se serrant assez pour le soir traîner las, en marcel, assis sur les escaliers communs et pouvoir se héler de voisin en voisin. Ils ne seront jamais de rien, ils sortent du Récit. De leurs clapiers s’extraient avec efforts quelques jeunes gens doués, alors repérés, sélectionnés, rassemblés : ils deviendront pilotes. Dérisoire motivation première de rendre fier d’eux leurs parents - bien vite, nouveaux janissaires, ils n’ont plus de famille, ils ne s’appartiennent plus. Très vite aussi ils finiront broyés. Restera d’eux une photo jaunie dans un cadre, perpétuant le mythe dans les districts résidentiels - ma grande sœur était Gardien - tuée en mission - fière d’elle - un jour je serai pilote - lui faire honneur.
Mais sorti de ces quelques blocs où la piétaille, par réflexe grégaire, se groupe craintivement, quel silence ! Plateformes démesurées traversées de rares marcheurs, niveaux abandonnés où errer des jours sans rencontrer quiconque, escaliers assez larges pour évacuer les foules - et arpentés seul. Le vaisseau est noisette creuse, un Hollandais Volant bien récuré qui ne trahirait plus que par ces déserts le souvenir de terribles dévastations du passé, qui chacune a prélevé sa livre de chair. Le peuple de Sidonia se remet à peine de la dernière - cent ans auparavant, l’intrusion d’un Gauna; comme genette en poulailler : en quelques minutes de carnage, il n’est resté que le centième des habitants. Un siècle d’accalmie - trop court pour se remplumer, récupérer de la saignée fatale - mais déjà le vaisseau traverse une nouvelle zone de périls; revient le temps des combats.
C’est assez dire que l’arche ne saurait pourvoir au superflu. Sans s’attarder aux rouages, ça et là pointent les indices d’une implacable planification. Économie de guerre : chacun se voit affecter un emploi. Tout rebut est récupéré, fondu et reconstruit, même les carcasses des robots pulvérisés au combat. On devine en coulisses les exploits de chimistes et physiciens, à concevoir des ersatz d’alliages rares. Les planètes rocheuses rencontrées sont découpées au laser pour en extraire les minerais à la va-vite et les embarquer sans que le vaisseau-mère ne ralentisse sa course. Les morts, après une cérémonie décente, sont conduits pour compost au Réacteur bio-organique - le bruit court qu’il est fait de même des improductifs; témoin la panique d’un accidenté qui fébrilement assure ses soignants qu’il sera capable de remarcher.
On comprend après coup l’atmosphère singulière du vaisseau, à force de rencontrer ces esplanades immenses, de s’enfoncer en ces solitudes enterrées aux silencieuses galeries, hors le ronronnement estompé des compresseurs : un monde évidé plutôt que hanté. Sidonia ne peut se permettre de vestiges inutilisés ni de ruines où rêver à ce qui a pu être. Bien sûr il y a la rouille, l’usure des revêtements, les éraflures des casques et combinaisons, et, par endroit, les gigantesques marques sur les parois des agrippements tentaculaires du Monstre ; traces anodines de la succession des générations et des drames vécus là… Le Passé ne se ressent pas - il est ici juste une ressource comme une autre, et comme tel, rationalisé, archivé, confiné sur bande magnétique. Des siècles engloutis en quelques téraoctets : pas de morts plus morts que ceux qui nous ont précédé.
Imaginez la panique de qui se réveillerait, amnésique, dans le noir complet d’une caverne - sans y voir, sans comprendre. Les tâtonnements n’indiqueraient que le sol, les cris vains ne renverraient qu’un écho méconnaissable, et sans paroi à suivre, aucune direction indiquée pour tenter de fuir, balbutiant de peur, cette geôle de nuit. Et pourtant, ce n’est encore rien.
Dans les ténèbres muets, Sidonia trace sa route. Plusieurs siècles déjà que le vaisseau spatial entraîne dans sa fuite les derniers humains après un cataclysme.
Plus tard dans le récit, nous en verrons la genèse. Une créature de cauchemar tombant des cieux, un rhizome gélatineux gigantesque, reproduisant comme par dérision et imparfaitement les traits d’un corps démesuré tout bourgeonnant de radicelles : le Gauna comme un Géant décomposé qui aurait plongé du Pays en haut du Haricot Magique. D’un coup magistral, la Terre est tranchée comme une pomme. Les populations rescapées jettent leurs ultimes ressources à la construction de vaisseaux-arches qui partent dans toutes les directions, pour sauver ce qui peut encore l’être, et trouver une nouvelle planète où survivre et se remettre à espérer.
C’est la Débâcle. L’Humanité est tombée de son trône, redevenant, de prédateur ultime, simple proie. Chacun sait dorénavant qu’une grande partie du Cosmos lui est interdite; tout arrêt finit par attirer la venue fatidique des monstres invulnérables; il faut avancer, avancer, se glisser entre les tentacules des colosses, à la recherche d’une tombe déshonorante; une planète qui soit assez éloignée de leur terrain de chasse, pour s’y faire oublier - peut-être ne la trouvera-t-on jamais, peut-être ne fuira-t-on jamais assez loin.
Le récit débute par une suite de découvertes, des mondes imbriqués se dévoilant tels des poupées russes, avant d’aboutir au choc final.
On assiste à un combat spatial - un jeune garçon pilote hardiment un robot géant humanoïde dans l’espace, se ruant à l’assaut d’un monstre tentaculaire une lance anachronique en main. La radio crachote des pleurs et des hurlements : la bête s’apprête à dévorer des Colons : cosmonautes patauds, barbotant dans le vide démunis comme l’on est dans les cauchemars, sans arriver à se déplacer le moins du monde face à l’immense poulpe protéiforme s’approchant d’eux avec l’inexorable lenteur du bourreau. De toute sa vitesse, la lance du robot transperce la créature qui se désintègre, et soudain un score apparaît - félicitations, nouveau record établi. L’habitacle bascule; le garçon s’extrait de la capsule, en soupirant : il s’agissait d’un simple simulateur de vol.
A la suite de l’adolescent, on arpente un deuxième monde. Interminables et souterraines galeries techniques, encombrées de tuyaux, de gaines et de machineries blindées, labyrinthes de couloirs déserts tous semblables, où l’on peut errer toujours sans se retrouver jamais, niveaux empilés en strates sans fin, trappes et échelles au mur, qui donnent l’espoir de monter au jour, qu’on gravit en vain sans pouvoir arriver à rien qu’au désespoir.
Chassé par la nécessité - la mort du seul être qu’il connaissait, son grand-père qui était leur pourvoyeur de provisions -, le garçon s’aventure au-delà de son domaine familier chercher sa subsistance. Au bout du périple, des silos à grains, des silhouettes - vivantes ! humaines ! Et là, panique, accident, capture.
L’enfant sauvage est réhabilité; avec lui, nous nous ébahissons devant un troisième monde, si vaste - le dessus des souterrains, une coupole immense toute en hauteur, de cubicules d’habitations intercalés, sur des façades à pic comme une cité Inca, sous le ciel uniforme de grandes verrières. Ô, cette ville, tous ces gens ! Ô, cette vue plongeante depuis l’ascenseur montant, montant, sans fin, qui, traversant le ciel artificiel, l’emmène vers son nouveau "tuteur".
Il est introduit dans la pièce où l’attend son parent. Au même moment, des panneaux commutent, les hublots géants latéraux se dévoilent, la vue panoramique s’ouvre : noir, noir partout et les étoiles. Le jeune héros tombe à genoux. Et de quatre. La voilà, la Réalité; voilà où je voulais arriver.
Notre Monde n’est que ce lingot oblong, tout de métal, enserrant en son milieu un astéroïde aux aspérités de noyau de pêche, comme figé dans la fonte. Vaisseau intergalactique, à la dérisoire petitesse face aux distances incommensurables qu’il faudrait parcourir. Javelot lancé dans un jet inéluctable, dévorant une route sans sillage, dans le silence perpétuel et le vide à jamais : l’Espace - cette gangue de néant et de désespérance.
L’Espace; tout est dit. Et nous microbes pitoyables, qui feignons de respirer, de manger, de dormir, de regarder à nos pieds - quand tout autour est suspendu à cette course en haute mer, cette solitude sans recours, cette fuite dans l’éternelle nuit. Glacial et inhumain, toute matière s’y dérobe à des infinis où palpitent encore des étoiles moribondes.
Comment plongé dans le bain noir, comment englouti dans la non-substance qui pour toujours et tout à la fois nous ignore, nous annihile et nous nie ; comment, abandonnés des Dieux ; comment dans l’abomination des incommensurables dimensions et impossibles distances, étirées au-delà de nos vagues espoirs d’éphémères déjà chancelants ; comment louvoyant dans l’intérieur d’un repli mort d’une galaxie déchiquetée ; comment dans le Roulement cosmique et inéluctable ; comment, comment - comment ne pas perdre la raison sur le champ, ne pas s’effondrer et là, se lacérer la face, s’arracher cheveux et peau pour, gueule levée, bramer un long râle qui n’aurait déjà plus rien d’humain ? Malheur à qui sait voir ce qui est.
D’abord, il y a le gouffre, béant, vertigineux.
Ronya se penche sur le parapet, vers l’autre côté : l’autre partie du château foudroyé, séparée lorsque la montagne entière s’est fendue jusqu’à la base - la terrible catastrophe originelle, la nuit de sa naissance même. Le ventre appuyé au muret, cheveux au vent, elle contemple la ruine, ses murs aux larges pierres grossières jointes de mauvais mortier, la tourelle au toit percé, l’escalier ne menant plus qu’au précipice, les meurtrières à travers desquelles, le soir, papillonnent quelques lueurs de flambeau qui incitent à rêver : la moitié perdue, qu’elle ne connaît que dans les histoires. Peut-être n’y mettra-t-elle jamais les pieds.
En face, une silhouette de même taille, cheveux courts, se penche, aussi, et lui fait signe. L’autre enfant - un garçon, bien sûr ! l’enfant des intrus, le fils unique du chef de la bande rivale. Existences gémellaires, sangs nobles et ennemis de trop se ressembler : rengaine connue - Montaigu et Capulet, Guelfes et Gibelins, Jets et Sharks. Le garçon, par lui-même, au fond ne compte pas, ou bien il compte plus que tout, c’est indifférent. Dès lors, le choix est fait, cette question ne se pose plus, il suffira de suivre le lent apprentissage. Il ne s’agira plus que de se méfier, de s’intriguer, de se défier, de s’apprécier, de se disputer, de se réconcilier, de s’aimer enfin. Certainement d’autres enfants existent, peut-être, quelque part - sûrement ! Mais ailleurs, très loin, à mille lieues du château écartelé. Oublions-les; jamais nul ne les mentionne. L’amour est réservé aux Élus.
Certains soirs, à la nuit tombée, dans un fracas de bottes et de grands rires, les voilà, ils arrivent dans la grand-salle, portant butin et blessés - la mauvaise troupe, ce ramassis de cavaliers grotesques, de vauriens édentés. Portant haut leur chapeau à plume, le pied droit arqué en avant, ils soignent leur entrée, rajustant d’une main la chemise bouffante, l’autre crânement enfoncée dans leurs chausses. Sous la lumière avantageuse de l’âtre, on attendrait d’eux que sans tarder ils poitrinent pour lancer le grand air : mais assez de plastronner, foin de bouffonneries, ils s’affalent sur les bancs, les surins plantés droit dans la table, et réclament à grands cris chopines de bière et pains de froment. R les a toujours connus; déjà petite, sans trembler elle allait leur tirer les moustaches, tandis qu’ils roulaient pour elle des grands yeux ogresques. Elle est comme la filleule choyée de trop de fripouilles, dont elle sait par cœur les rodomontades et petites lâchetés, la crasse sous les doigts, des furoncles au cou, vidant dans les criailleries leurs querelles au clair des torches de résine. Brigands d’opérette, mais d’une opérette dont on meurt très bien. Que ce soit roué en place publique, pendu, garrotté, jeté dans un cul-de-basse-fosse, ou pire, drame sans parole, simplement de faim dans une de ces fuites désespérées dont toujours la menace rôde.
Dans le brouhaha de chansons paillardes et de concours de rôts, de l’un à l’autre Ronya papillonne - elle attend la bonne oreille et le moment propice aux confidences, pour, une main sur l’épaule, tenter ses petites questions. Cette tablée de gredins braillards fait un drôle d’aréopage. Mais enfin, ils ont fait leur compte; car quel calme souverain les tient - c’est posément qu’ils hument l’air au petit matin, pour enfourcher leur monture sans un regard derrière. Ils doivent savoir. Que savent-ils ? Où l’ont-ils su ? Est-il possible qu’il ne leur est rien d’autre au monde que leur poursuite fantasque des ducats, florins, écus, couronnes; que l’espoir d’un peu d’or soit leur seule Fleur de Mai ? Et moi là-dedans. Y a-t-il un demain pour moi, dehors, qui attend.
Mais ces forts-en-gueule juste bâfrent et goguenardent; et s’ils racontent, c’est brodant autour de leurs exploits de lâches, à brandir tromblons, rapières et arbalètes sous le nez de voyageurs blancs de peur. Lorsque leurs voix avinées s’enrouent d’attendrissement sur eux-mêmes, l’heure est venue pour Ronya de repartir fureter dans la ruine dénicher un coin plus tranquille pour rêver à des peut-être, chantonnant le menton dans les mains. Faut-il bien du courage pour être ces enfants choyés mais abandonnés à eux-mêmes, à la solitude des couloirs froids, dans d’éternels dimanches. Un jour puis un jour puis un jour… Imperceptiblement mûrit la Promesse, au cœur du Léviathan de pierres, goutteux perclus, gémissant aux vents coulis.
Puis il y a le temps des catimini à deux, des sauts par la fenêtre, des bravades.
L’amour c’est de longues balades à poney, dans des forêts interdites. Planent haut d’ignobles créatures ailées, voletant en cercle au-dessus la cime des sapins, tout de griffes et de crocs habiles à déchiqueter les chairs tendres; glapissant des menaces, d’une mort effroyable et d’un péril pire encore : finir esclaves dans les Mines de Sel.
Mal dissimulés sous les ramures d’épicéa, il faut ravaler ses essoufflements, ne pas faire un bruit, maîtriser sans bouger, de toute la force de bras gourds, les bêtes affolées, tandis que les rênes de cuir creusent un sillon saignant dans la paume; mèche collée au front, une main crispée sur l’encolure, sentir des tréfonds de la masse formidable de muscles encore palpitants du galop, monter la chaleur moite animale. Des frissons par instants moirent les robes alezanes. On étouffe ses propres halètements, figés, sans oser se regarder.
Conte encore les hauts faits de la fille de brigand, conte-moi, de la vie, les secrets : un jour, je rachèterai ce livre de mon enfance que les pages avaient brûlée. Par fidélité, par reconnaissance. Je n’ai rien appris depuis.
]]>Et malgré toutes mes folies, de nous deux je n’étais pas celui qui aime, tu l’étais. Tu me supportais, alors que tu ne supportais pas. Tu me revenais, alors que tu ne revenais pas.
]]>Je me félicitais de ma bonne composition, de savoir mûrir sans aigrissement, de ne jamais grimacer devant la rasade quotidienne de vinaigre. Je me croyais bonne pâte, facile à tout, à tous et à toutes : laisser chacun vivre seul, libre, sans faire de mal, comme un éléphant dans sa forêt. "Bonne pâte" ! De la pâte dont on fait - dont a toujours été fait ! les vieux garçons. Célibataire endurci, indécrottable solitaire, le bourru acrimonieux sans la rémission du dernier acte, enchaîné dans ses habitudes. Une acariâtreté passe-partout car de courte haleine. Jamais plus de sourire narquois sur des lèvres aimées; jamais plus rien de nouveau : vieux garçon je resterai. Déjà se dessine la suite. Je me satisferai à la longue de ce destin tout tracé. Je hanterai année après année de ma silhouette incommode et empruntée les réunions de famille babillantes. J’enlaidirai, lentement et sûrement, dans une succession indéterminée de jours sans victoire et sans joie. Je me fondrai, contours flous, entité flasque, individualité jaugée plus qu’imaginée, simple abstraction, décor - hors-jeu. Je serai l’éternel marcheur dans le brouillard, je poursuivrai mes mirages inexprimables, mes fantaisies stériles impartagées, barbotant tant bien que mal, jusqu’à l’engloutissement final, sordide et muet.
]]>Je suis né fatigué. Je dévore le monde d’un baillement, trop souvent pour le dire.
Je suis un taiseux. Je scrute, perplexe et fasciné, le ballet des lèvres infatigables des bavards, en m’interrogeant pour la millième fois sur le pourquoi et le comment de tant de mots. J’opine à intervalles convenables. Parfois, le cercle ne me présente que des dos, sans que les corps ne se dérangent. Non pas que quelqu’un ait jamais eu à se plaindre de moi, mais il faut être un minimum braillard ici-bas pour qu’on vous laisse une place. Je me penche au-dessus des épaules pour entendre.
Je suis en fin de jeunesse, le corps passablement défraichi. Sous éclairage approprié et avec le bon angle, je peux encore présenter une vue décente et faire illusion.
Je ne sais pas regarder. Myope et coquet, je pose mes yeux sans presque y voir. Dans ce brouillard incommunicable, ma longue carcasse posée à la diable, je rêve, poursuivant un long songe embrouillé.
Le sommeil me délave et tout s’efface bien vite, paroles, actes, dates, noms, visages. Rien ne me profite. Je lutte, parfois, avec des bouts de papiers, des journaux, quelques photos, un dictaphone. Le plus souvent, j’oublie que je dois me souvenir. S’il vous plait, rappelez-le moi.
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