Voyez ce vanneau aller, la coquille sur la tête!

La roue tourne

Tourné sans but dans la chambre, manoeuvrant la chaise roulante dans l’espace vide libéré par le déménagement du deuxième lit, tournant d’un sens puis de l’autre la roue, presque butant contre les murs, pilant, d’une main réalisant un arc de cercle assuré, puis repartant en trajectoires savantes. Bien sûr, il y a tout le morose et le tragique de la déconfiture physique présente, de l’avilissement de mes capacités, de ce triste substitut mécanique aux défaillances du corps m’abandonnant avant l’heure, du sinistre enchevêtrement qui me rive si bas, si près du sol, écrasé sur soi; mais enfin, sérieusement : se mouvoir en chaise roulante, c’est fun.
On est le soir.
Sous le prétexte d’un café d’avant sommeil, je quitte la chambre en catimini. L’heure du coucher est passée, infirmier et aide soignant de nuit sont occupés avec l’alitement des moins valides et les derniers soins avant extinction des feux, chambre après chambre. Je m’enfonce dans les couloirs obscurs à peine éclairés par les blocs verdâtres d’éclairage d’urgence. Je tourne la roue; je roule, je roule dans des couloirs, ignoré, vain, désoeuvré. Je ne devrais pas même être là, pour commencer. Mais ne commençons pas. Rouler dans les couloirs longs, longs, qui bruissent de tintements non identifiés, d’échos étouffés de conversation de chambrée qui ne m’intéresse pas, de ronrons de soufflerie, petite musique qui enveloppe ma course comme murmures d’accompagnement - hostiles puisque j’y suis indifférent. Je me crois Danny dans Shining. Moulinant des mains plutôt que de pédaler. Les portes et les portes que je passe, si l’une d’elles s’ouvrait, rien de bon à en attendre pour moi. Non, rien de bon ici pour moi.